vendredi 1 juin 2012

Le chemin de samedi

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Le chemin le plus attendu et le plus beau est celui que j’empruntais tous les samedis soirs, lorsque j’avais seize ans. J’attendais impatiemment que les jours de la semaine passent et lorsque samedi soir arrivait, je m’enfermais de bonne heure dans ma chambre. Je repassais ma chemise et mon pantalon tout en écoutant les Pink Floyd. Puis, je cirais mes chaussures jusqu’à les faire briller. Lorsque j’étais habillé, j’éteignais tout et je quittais la maison par la porte du fond, afin que personne ne me voie et éviter ainsi les questions indiscrètes. Avant de sortir dans la rue, je me penchais par-dessus le petit grillage et j’arrachais une fleur du jardin, puis, je prêtais l’oreille pour m’assurer qu’il n’y avait pas de passants, et seulement après cela, je passais le petit portillon. Une fois sorti, je courrais vite sur le chemin jusqu’au virage et là je prenais le petit sentier qui menait au petit ruisseau. Lorsque la route, que je venais de quitter, disparaissait dans le crépuscule, je ralentissais le pas. À partir de là, je savais qu’il n’y avait personne sur mon chemin et c’est alors, que mon chemin commençait en solitaire. J’entendais derrière moi, les feuilles des cerisiers chuchoter dans le vent comme si elles me disaient : « bonne chance !... » J’éprouvais alors une sorte de joie et je souriais.


Le petit sentier passait à coté du grand vignoble, puis remontait sur la colline jusqu’au vieux noyer. Ici, la vue était bien dégagée. Je m’arrêtais quelques instants pour regarder l’école en bas, l’église en haut, et la grande route qui passait entre elles et qui coupait le village en deux. Puis, je continuais mon chemin à travers la plaine. Je regardais devant moi le petit sentier et je devinais, au loin, le petit ruisseau qui amenait l’eau fraiche de la forêt, mais que je ne percevais toujours pas. Je voyais encore, plus loin, l’autre colline que je devais emprunter une fois le ruisseau passé. Elle pointait vers l’horizon et s’étendait jusqu’à la forêt. Au-dessus de cette ligne, j’apercevais encore dans le ciel quelques nuances rougeâtres oubliées par le soleil, mais elles s’effacèrent très vite. Lorsque j’arrivais au ruisseau, je ralentissais le pas. Avant de passer la passerelle, je m’arrêtais un bref instant pour entendre l’eau murmurer. En passant de l’autre côté, je penchais légèrement la tête pour éviter la branche d’un saule pleureur, puis j’avais face à moi la colline, avec son verger, qui s’étendait du village jusqu’à la forêt. Pour remonter la colline, je prenais un autre sentier, qui passait en diagonale à travers le verger. Mon chemin se rallongeait, mais j’évitais ainsi de passer prèt du village et puis, j’avais du temps devant moi.

Bientôt, les premières étoiles commençaient à briller timidement et les cigales, ici et là, chantaient de plus en plus fort. Je sentais l’herbe se coucher sous mes pieds et mes pas devenaient de plus en plus légers. Je tendais légèrement ma main pour toucher du bouts des doigts les branches et les feuilles des pommiers. Elles répondaient à mon salut avec un léger frémissement.

Lorsque j’arrivais en haut de la colline, je m’arrêtais à nouveau et je me retournais pour voir et entendre le village. Je cherchais au loin ma maison, mais elle était cachée par les arbres et la nuit. Plus bas, je voyais encore l’école. Par quelques unes de ses fenêtres elle jetait une lumière tremblante et incertaine. Je voyais la grande route éclairée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, qui passait à côté de l’école et remontait comme un serpent géant vers l’église. L’église était à peine visible dans l’obscurité. Sa petite croix touchait les étoiles. Chaque fois que je la voyais, j’entendais le son de son clocher dans mon cœur : « ding-dong ». Le village entier paraissait enseveli dans un silence profond. Ses lumières scintillaient timidement, essayant de percer l’ombre de la nuit. Quelque part au loin, un chien aboyait, effrayé par son silence soudain et inquiétant.

Je me retournais à nouveau pour essayer de déceler mon chemin de l’autre côté, dans la vallée. Il se frayait discrètement à travers les champs de maïs pour atteindre au loin le dernier coin du village. Au fur et à mesure que j’avançais, l’horizon se dessinait dans mon dos et tout disparaissait derrière son contour : l’école, l’église, la grande route…

Désormais, je n’entendais plus que le chuchotement des feuilles de maïs d’un côté et de l’autre de la route. Après un léger virage, le chemin s’engouffrait dans une petite ruelle bordée par des petits grillages et des arbres à la feuille dense. Je ralentissais mon pas. Mon cœur frémissait à mesure que je m’approchais de la première maison. Je m’arrêtais alors sous un noyer. Derrière l’arbre et le petit grillage, un vaste jardin fleuri s’étendait jusqu’aux fenêtres de la maison. Une lumière vive se répandait par ses fenêtres et éclairait tout autour. Quelques rayons arrivaient jusqu’à moi.

Je savais que l’heure n’était pas encore arrivée et j’attendais patiemment. Un vent léger caressait les feuilles des arbres. J’entendais leur chuchotement et il me semblait les entendre chuchoter « bienvenu ! ». Bientôt, la lune faisait son apparition à l’horizon, grande, imposante, majestueuse. Elle répandait généreusement sa lumière intense sur toute la vallée éclairant la forêt, les champs de maïs, la petite ruelle. Mon cœur commençait à battre de plus en plus fort, l’heure approchait. Le claquement sourd d’une porte me faisait tressaillir, comme toujours. Encore quelques instants et des pas légers se faisaient entendre, de plus en plus proche. Puis, une silhouette se dessinait dans l’obscurité : fine, élégante, légère… Lorsqu’elle fut en face de moi, mon cœur se mit à frapper dans ma poitrine de toute sa force et une immense joie s’empara de tout mon être.

- Bonsoir ! me dit cette voix si douce, sereine, mélodieuse…
- Bonsoir ! lui répondis-je, profondément ému, perdu et tremblant en lui tendant la fleur.